PRIVÉ
Ft.  Éclat


EN TERRES INCONNUES

ABYSSE SAVAIT TRÈS BIEN QUE quitter ses terres ainsi serait une mauvaise idée, mais elle voulait voir sa cousine. Son absence lui devenait pesante et elle voulait à tout prix passer du temps avec elle.
  C'est donc ainsi que la soigneuse au pelage tacheté avait quitté la Caverne du Ciel d'Aurore en fin de matinée, peu avant Midi, pour cheminer vers les Terres de l'Eau du Givre. Elle avait franchi la frontière sans même s'arrêter et maintenant, elle se trouvait là, tapie entre deux buissons, à la lisière de la petite forêt sur le côté du plateau de l'Eau du Givre.
  Cela devait bien faire une heure qu'elle attendait passage et personne ne venait. elle bâilla, ennuyée. Mais elle se décidait coûte que coûte à rester là tant que sa cousine ne viendrait pas. Quitte à se faire chamailler par sa propre Tribu. Soudain, elle entendit quelques bruissements de feuilles et elle se dressa légèrement. Enfin ?

Et oui, c'était effectivement sa cousine, Éclat, qui approchait. Abysse se leva en ronronnant, plus qu'heureuse d'enfin la trouver après cette longue attente.
« Abysse ! »
La chatte tachetée se précipita à sa rencontre, mais la jeune soigneuse rivale s'était coincée dans un enchevêtrement d'herbes noueuses.
« Co-comment vas-tu ? » Demande la chatte bleue, gênée.
Abysse se dirigea vers elle, amusée. Le soleil lui éclaira un moment le visage de plein fouet avant de disparaître derrière les arbres alors qu'elle arrivait près de sa cousine.
« Très bien, et toi ? » Miaula t-elle en s'asseyant près d'elle et dénouant les lianes qui la freinaient du bout des pattes.
Abysse devinait que sa cousine était toute aussi heureuse de la trouver en cet endroit qu'elle. Une fois sa tâche finie, Abysse s'écarta légèrement en ronronnant. Elle tendit sa patte droit vers sa cousine.
 

Abysse retint un rire en entendant sa jeune cousine balbutier, complètement gênée.
 « Hé, tu sais, les chatons... » Fit-elle lorsqu'Éclat finit son récit.
 Abysse détecta quelque chose d'étrange dans la voix de la chatte gris-bleue, mais il sembla si infime qu'elle douta de son existence.
 « Et pour toi, quelles sont les nouvelles ? Demanda t-elle avec un grand sourire.
 — Oh... Abysse réfléchit longuement, avant d'enfin se lancer. Un garde-caverne s'est gravement blessé en tombant dans le ravin, à l'Ouest du territoire. Il est en convalescence dans ma tanière. Ah, et... »
 Elle hésitait à dire que Brise, sa fille adoptive, était devenue garde-caverne depuis peu. Elle risquerait d'être jalouse. La chatte mouchetée fixa un instant ses pattes.
 « ... J’ai encore cauchemardé de Pelage, tu sais... Le même que d'habitude. »
 Elle frissonna en y repensant, gardant l’œil porté sur l'horizon, le regard mélancolique.

  

La soigneuse mouchetée leva les yeux au ciel. Elle lui en avait déjà parlé, plein de fois ! Mais elle connaissait si bien sa cousine alors se contenta de se taire.
  « Quelque chose te tracasse, toi... Miaula t-elle en voyant la mine ailleurs de sa cousine. Ça... Va ? »
 Soudain, elle entendit des bruissements de feuille. Quelqu'un approchait ! Le coeur battant, Abysse fila droit devant elle et plongea dans un buisson touffu. Une silhouette féline surgit à l'entrée de la forêt. Abysse se tapit au sol et observa.
 Le sang lui battait fort aux tempes. Et s'il me repérait ?

« Il est parti ? »
 Question bien sûr inutile puisqu'Abysse s'était déjà extirpée des buissons en humant l'air. Elle s'assit près d'Éclat.
 « On a faillit être bons. Faudrait être plus prudentes. Éclat... »
 Elle n'aurait su dire pourquoi, mais à ce moment, la chatte mouchetée sentait réellement que ce qu'elles faisaient était mal et qu'elle feraient mieux d'arrêter. Mais elle aimait trop sa cousine pour le lui dire comme ça.
 « Peut-être... »
 Son coeur s'emballa et elle eut très chaud.
 « Peut-être qu'il faudrait que j'y aille, non ? Ma Tribu va... S'inquiéter. »
 Abysse savait pertinemment que sa cousine allait refuser, à moins d'un miracle. Mais cela lui enlevait un lourd poids et elle se sentait déjà mieux.
 Notre relation nous mènera à notre perte.
 

« Déjà ? Mais tu viens à peine d'arriver ! »
 Un silence s'installa, silence si pesant auquel Abysse était tellement gênée de mettre fin.
Éclat plongea le regard dans celui de sa cousine et celle-ci y lut une peine infinie. Elle cligna des yeux et leva l’œil vers l'horizon. Cet horizon si chaleureux auquel elle confiait son désarroi.
 « Éclat. Je ne sais pas ce qui te tracasse. Tu peux me le dire. »
 Abysse des Espoirs Oubliés baissa le regard, les babines baissées, triste. Elle ne savait pourquoi sa cousine était si... Distante, à ce moment précis. Était-ce elle ? Elle l'ignorait.
 Une petite vision d'elles aspirantes lui voila le regard. Elle se voyait, toute petite, courant après la chatte gris-bleue en criant sur les rives du lac.
 « T'enfuies pas !
 — Tu crois m'attraper ?
 — Tu vas voir ! »
 Elle secoua la tête. Une boule lui noua la gorge alors que sa vision se brouillait d'un voile humide. Éclat l'observait toujours.
 Une si belle amitié ne méritait pas de mourir ainsi. Abysse se reprit, redressa la tête et afficha un léger sourire plein d'encouragement en se répétant des mots d'espoir.

Ce n'était pas exactement la réponse que la jeune soigneuse attendait. Abysse se retint de feuler.
 Tu n'as pas à garder des secrets ! Nous avons promis de tout nous dire ! Abysse se souvenait amèrement de cette promesse d'antan qu'elles s'étaient lancées plus jeunes.
 Elle connaissait le caractère soucieux de sa cousine, et se répétait pour se rassurer qu'elle se faisait un sang d'encre pour rien, mais au fond d'elle-même savait qu'il y avait réellement quelque chose.
 « Je... D'accord. »
 La chatte tigrée posa sur Abysse un regard voilé, affectueux et doux.
 « Espère au moins me garder... » Murmura la chatte mouchetée, assez bas pour que sa cousine ne l'entende pas.
 

Abysse se sentait tomber à terre. Pourquoi cette situation si ridicule ? C'était pourtant elle qui se souciait des lois et des règles depuis tout ce temps, et c'était... Oui, Éclat qui était assez courageuse pour enfin le dire clairement !
 Abysse hésita longuement avant de répondre. Éclat était en train de la renier, renier ces principes auxquels elle tenait depuis tant.
« Abysse... Miaula doucement sa cousine. La chatte mouchetée s'arrêta. Je ne voulais pas en arriver là, mais tu as l'air si peu... Enthousiaste. Je ne suis pas d'une bonne compagnie, mais j'aimerai sincèrement te faire part de mes problèmes bien que ce soit impossible. Si tu ne peux pas, ou ne veux pas engager la conversation... Je te comprends d'une part. »
 La colère et la vexation montèrent en Abysse d'une foulée enragée. Elle, pas enthousiaste ? C'était Éclat qui rechignait à révéler ses secrets depuis tout à l'heure ! La jeune soigneuse aurait bien protesté mais la minette bleue reprit :
  « Tu penses que... C'est la fin? Qu'elle a beau être belle, elle est interdite et en tant que Soigneuses nous devons respecter le code et donc... La terrer ? Je... Comprends. Oui, je comprends. Je vais réfléchir, de mon côté, je te conseille de faire de même. Demain, dès que possible, après l'heure du repas et jusqu'au couché du soleil, ici. »
 De si belles paroles. Ç'aurait dû être Abysse qui les prononcerait. Si elle l'avait pu, Abysse se serait griffé elle-même.
 Une si belle amitié... Oui, cela faisait mal au cœur, mais cette amitié était interdite, Abysse le savait au fond d'elle-même, même mieux que sa cousine. La soigneuse du Ciel d'Aurore sentit ses babines se rétracter dans un court spasme alors qu'Éclat s'en allait sans même oser se retourner. Abysse sentait comme un poids tomber à tard et à la fois, lui atterrir sur les épaules. Elle secoua la tête en s'engageant vers son territoire. Éclat ne pensait pas ce qu'elle disait. Non, c'était impossible. La soigneuse du Ciel d'Aurore était la seule à se soucier des lois ! Pourtant...
 « Pourquoi tout est-il si complexe ?! » Feula la chatte mouchetée à voix relativement basse en accélérant le pas.
 Abysse n'était pas cachottière. Si elle avait eu un secret, elle l'aurait sans doute révélé à Éclat. Mais... Elle savait qu'elle disait ça pour se rassurer et ne l'aurait pas fait.
 Répéter sa phrase l'aurait bien aidé ! Mais ça ne servait à rien. Abysse se sentait piégée, elle ne savait que faire. Demain elle irait comme prévu à la rencontre de sa cousine et s'expliquerait. Et tout ira mieux.
 Pff, je suis sûre que ça va tourner en rond. Qui aura le dernier mot ? Non ! C'est moi qui mettrai fin à cette amitié, pas elle. Abysse soupira. La nuit allait être longue et, si ça se trouvait, aussi tumultueuse que les nuits où elle cauchemardait. Elle leva la tête vers le ciel, fronça les sourcils. Le soleil disparaissait derrière l'horizon, tout simplement, pas comme cette affaire. Abysse aimerait être comme le soleil, faire son boulot simplement. Il laissera place à la nuit... Et se relèvera pour célébrer une aube nouvelle.